J’ai eu mon chèque de redevances cette semaine. Je n’attache pas d’importance au nombre de ventes parce que je n’écris pas pour vendre, mais c’est sûr que pour mon éditeur, c’est important.
Ça fait un moment que je suis dans le métier - 12 ans. Je connais la game du livre, du montage financier et de la rentabilité d’un projet, du coût d’impression à l’unité et des pitchs au distributeur (parce que c’est pas mal eux qui ont le gros bout du bâton).
Je sais de quoi ç’a l’air des chiffres de ventes et des places dans les palmarès. Toutes les semaines, on les checke. On regarde comment se portent les livres qu’on a mis en marché, les mises à l’office, les stocks, les réassorts. On regarde aussi les livres de nos concurrents, qu’est-ce qui pogne, qu’est-ce qui décolle, quel.les auteur.ices problématiques caracolent dans le palmarès.
Les belles journées du Salon du livre de Montréal étaient en fin de semaine. C’est un bon salon pour les ventes cette année, à ce qui paraît.
Je suis une matriarche éditoriale
Au fil des années, j’ai su montrer que je suis une éditrice solide. Je fais des bons livres, j’ai des bonnes idées, j’ai du flair. Je vise le long run, les livres de fonds, avec l’occasionnel coup de circuit.
J’essaie de faire du bon travail, au meilleur de mes capacités. Le travail d’idées, le travail d’équipe, le travail de textes, le travail de pitchs, le travail d’écoute.
Il y a deux choses que je trouve difficile dans mon travail : gérer l’ego des auteur.ices et devoir leur dire non.
Travailler sur un manuscrit avec un.e auteur.ice est un privilège. C’est un rôle sacré qu’on doit traiter avec grand respect. Ce qu’on a entre les mains, c’est un dur labeur, la partie d’un être, une tranche de vie formée de sueur, de sang, de mauvais souvenirs, de nuits longues, de découragements, de périodes de disettes. On le sait ce que ça représente, écrire un livre. On a vu des auteur.ices dans la douleur des centaines de fois. Le travail d’édition est un passage qui fait mal, qui demande un second souffle alors qu’on pensait avoir tout donné - et l’éditeur.ice est là pour les accompagner. Ou, en tout cas, c’est comme ça que je l’aborde.
C’est dommage que certain.es voient notre travail comme celui d’une maîtresse d’école qui note les fautes.
Il y a parfois des demandes d’auteur.ice qu’on ne peut tout simplement pas réaliser, et c’est généralement une question de coûts ou de bon goût. Ça pose généralement problème quand je dois faire valoir les intérêts mercantiles (parce que la rentabilité d’un livre (un produit mis en marché) est tributaire de l’impulsion d’achat du consommateur) de la maison d’édition à des auteur.ices au gros ego. Non, on ne peut pas ajouter des illustrations dans ton livre, parce qu’un.e illustrateur.ice ça vaut son pesant d’or. Non, on ne va pas faire un livre couleur ou avec une reliure caisse, parce que ça coûte une fortune. Non, on ne va pas prendre l’illustration de ton ami pour la couverture, parce que franchement c’est pas très beau. Non, je ne vais pas demander à mon graphiste de refaire la maquette de l’intérieur en entier avec tes indications, parce que sinon ça va avoir l’air d’une page Word transformée en PDF. Non, je ne vais pas tronquer de 8 semaines le temps d’édition, de révision, de mise en page, de correction, d’impression et de mise en marché parce que tu veux aller dans les Pouilles en mars. Non, à deux jours de l’envoi chez l’imprimeur, je ne vais pas prendre la nouvelle version du chapitre 8 que tu as réécris hier soir après avoir passé des mois sur ton texte, l’avoir fait révisé, mis en page, corrigé, et monopoliser toute mon équipe pour accéder à une insécurité tout en courant l’immense risque de laisser passer des fautes. Si tu me fais ce coup-là, je décale la date de parution. Je te le garantis.
Dire non, c’est pas le rôle que je préfère jouer.
Comment être une agente de changement social
J’édite toutes sortes de livres, mais depuis quelques années, je me spécialise dans les livres couleur : les livres pratiques et les livres avec iconographie.
Le premier livre de recettes que j’édité flying solo, c’est La cantine végane, recettes pour bons vivants de Marie-Michèle Chouinard (@unemamanvegane). Marie-Michèle est d’une rigueur incroyable dans la recherche de ces recettes. Exit le paresseux mélange sauce soya/sirop d’érable/levure alimentaire pour faire mariner le tofu. Non, Marie-Michèle a crée des recettes qu’elle a testées, testées et retestées pendant des semaines pour trouver LA texture et LA saveur parfaite qui bluffent même les plus sceptiques1. J’ai cru en son projet dès le début.
Son livre a gagné le Taste Canada Award dans sa catégorie, une des plus hautes distinctions pour les livres de recettes au Canada. Elle a battu Loounie, Marilou et Geneviève O’Gleman.
Il est sorti en 2020 et je l’utilise encore au moins trois fois par semaine.
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Le premier livre documentaire que j’ai édité flying solo, c’est La crise d’Octobre. 50 ans après de Jules Falardeau (le fils de Pierre). Ça, c’était cool. Les deux, on a passé des heures et des heures à éplucher des archives et des coupures de journaux de l’époque pour trouver du visuel intéressant et inédit pour le livre. Jules a tout un talent de conteur et quand il se lance dans un projet, il s’y lance à fond. Le travail sur le texte a contribué à faire de moi une meilleure éditrice. Il m’a fait confiance et ensemble, on a pu porter son manuscrit à un autre niveau. Les archives et les bas de vignette ont donné un autre niveau de lecture à l’ouvrage. En fait, dans un livre avec iconographie, il y a trois niveaux de lecture : le texte courant, les bas de vignette et la mise en page. Ça n’a rien à voir avec un roman ou un livre noir et blanc. On guide le regard de la.le lecteur.ice pour lui faire découvrir le récit d’une autre façon. J’adore faire ça, penser à l’expérience du.de la lecteur.ice.
Juste avant de l’envoyer à l’imprimeur, on l’a fait lire au plus grand spécialiste (Louis Fournier) de la question au Québec pour avoir son avis, pour s’assurer qu’on ne disait pas de bobards.
Il a dit qu’on avait fait « un livre remarquable ».
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J’ai édité d’autres livres dont je suis éminemment fière. Un dernier tour d’ambulance, de Martin Viau. C’est le récit de vie d’un paramédic, écrit avec brio; une lecteur dont je ne me remettrai jamais. Je ne sais pas si je revivrai un jour une expérience d’édition pareille.
Elle investit, de Karman Kong. Un guide de finances personnelles qui a changé ma vie. C’est mon coup de circuit d’un point de vue commercial et d’un point de vue personnel. J’ai édité des dizaines de guides de finances dans ma carrière, mais celui-là m’a fait prendre des habitudes financières qui m’ont ouvert un futur auquel je n’aurais jamais rêvé avant. Le livre est paru en mars 2023 et dans les premières places des palmarès le jour de sa sortie.
Album Falardeau, de Jules Falardeau et Manon Leriche. Pour celui-là, j’ai dirigé tout l’aspect iconographique. Avec la directrice artistique et la graphiste, on a galéré des semaines pour trouver LA shot pour la couverture. Un jour, alors que toutes les archives privées de Manon étaient éparpillées sur la plus grande table de la plus grande salle de conférence du bureau, j’ai eu un flash. J’ai saisi une photo de Pierre sur le plateau du film La crise d’Octobre. Il ajustait la cagoule d’un des comédiens. J’ai mis mes index et mes pouces des deux mains en L et les ai placés en cadre. J’ai dit « Essaie donc cette photo-là, croppée comme ça. » Encore aujourd’hui, cette couverture est l’une des plus belles de tous les projets que j’ai jamais édités.
Le dernier en date, c’est Vivre avec une seule planète de Camille Dauphinais-Pelletier et Élizabeth Ménard, toutes deux journalistes au 24 heures. Il vient de sortir, j’ai vu les filles hier au Salon du livre, elles sont en signature.
Ce livre est sans doute le plus important socialement que j’ai édité. Vivre une vie satisfaisante et épanouissante tout en ne consommant les ressources que d’une seule planète (à l’échelle de l’individu) est non seulement possible, mais vraiment très accessible et en plus, ça calme d’une manière significative l’écoanxiété.
Quand j’édite un livre pratique, je teste les trucs. Donc, depuis cet été, je vise à respecter mon budget de kilométrage en auto et en transport collectif. Je repense mon rapport au voyage et à la consommation. Je suis même en voie de me départir de ma sécheuse. Je niaise même pas.
J’en ai fait part aux filles hier soir, justement. Quand j’ai raconté tous ce que je mettais en place comme habitudes dans ma vie grâce à leur livre, Camille m’a répondu « Wow, tu prends ça à cœur! »
Mon collègue Billy Robinson était à mes côtés. « Ah ça, c’est Ariane, ça », a-t-il renchérit.
Pour revenir à Autofixes
Mon éditeur a cru en moi et en mon manuscrit dès les premières lignes. « Ariane, tu me redonnes envie de publier de la poésie. »
Après trois ans de dur labeur, ça faisait plaisir à entendre. Marie Frankland, la traductrice de poésie émérite et décorée, m’avait dit « Ariane, la magie a opéré. » Mon chum - un très grand lecteur de poésie - , qui n’avait pas lu une seule ligne de mon manuscrit mais qui savait que, les soirs où on ne se voyait pas, « j’écris », m’avait dit « Ariane. J’ai vibré. »
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Mon recueil a fait son entrée en librairie le 5 novembre 2022. En date d’aujourd’hui, les libraires ont fait leurs retours et le distributeur est en droit de facturer les exemplaires encore en marché.
J’ai donc reçu mon chèque de redevances accompagné de mon rapport de ventes. J’ai dit plus tôt que je n’accordais pas vraiment d’importance aux ventes, mais je ne suis immunisée contre mon ego non plus.
Pour un premier recueil de poésie, il a dépassé toutes mes attentes. Je croyais en avoir vendu 150 tout au plus, ce qui aurait été pas mal. C’est dur, la poésie.
283 exemplaires d’Autofixes ont trouvé preneur.se. À quel point c’est incroyable? Mon éditeur m’a dit qu’il « en vaut le double. »
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La prochaine étape de sa magnifique vie, c’est les librairies de livres usagés. Je ne l’ai pas encore vu sur les rayons, mais j’ouvre l’œil. Quel honneur ce serait de voir Autofixes passé au suivant.
septique et sceptique sont mes homophones préférés.
J'ai lu Autofixes plus de trois fois déjà. C'est ça la beauté de ton livre, le relire, y trouver des choses nouvelles, une vision différente. Amie de mon coeur, xx.